• A force de les suivre, vous allez les aimer et peut-être que vous aurez envie, ne serait-ce que quelques instants, vous trouver avec eux et partager toutes leurs fantaisies...

     

     

     

    Les orties de l’été (suite)

     

     

    La cérémonie initiatique - Le quartier général - LucetteElle fumait des baltos (suite)  Une chanson douce - Reine d’un jour.

     

     

    - Tu bois!

    Un grondement de colère souligna l’ordre sec.

    Pinpin lança un regard désespéré à son frère Jeanjean. Celui-ci baissa la tête. Le gros orteil qui s’agitait à travers sa basket trouée sembla le plonger dans une profonde méditation. Pinpin se transforma en statue de sel. Il tenait des deux mains la moitié d’un vieux ballon en caoutchouc, à hauteur de la bouche. Il grommela,

    - Je dis que ça sent la pisse...

    Luc serra les poings. Ce petit con allait lui faire perdre la face.

    - Écoute Pinpin, ce n’est pas de la pisse, c’est un breuvage initiatique. Oui, initiatique, j’ai lu la recette dans un journal chez le coiffeur. Ce n’est pas de la pisse, tu bois, ou alors tu ne seras pas accepté dans la bande. Bois, et tu seras un brave!

    Pinpin roula les yeux, il n’était pas convaincu. Un voile de larmes apparut. Il tenta une parade décisive,

    - Tu le jures sur la Vierge Marie que c’est pas de la pisse?

    - Je le jure!

    Luc leva la main et cracha entre ses pieds. Il s’en fichait, il ne risquait pas d’être damné. La Vierge Marie, il ne connaissait pas, inconnue chez les protestants. 

    Pinpin se résigna et passa à l’acte. Il avala une gorgée, la bouche tordue par le dégoût, une deuxième en se tortillant puis une troisième, plus longue. Il reprit son souffle.

    - T’as beau dire, mais je sens quand même un sacré goût de pisse!

    Jeanjean intervint, déchiré entre son devoir de frère aîné et son obéissance au chef.

    - Tu ne discutes pas, il ne reste que quelques gouttes.

    Luc sourit. Jeanjean était un vrai fidèle. Après tout, ils s’étaient donné beaucoup de mal pour préparer cette cérémonie. Trouver le ballon n’avait pas été difficile mais il avait fallu détourner l’attention de cette saleté de Bobette, l’affreux chien des Raker, pour lui soustraire son jouet préféré. Remplir le ballon s’avéra plus compliqué. Jeanjean et lui durent boire chacun plus d’un litre d’eau avant d’avoir envie d’uriner au bon moment. Pinpin but la dernière goutte et montra avec fierté le demi ballon vide à l’assistance. Il se planta devant Luc, les poings sur les hanches.

    - Je suis un brave maintenant, je fais partie de la bande, j’ai le droit de voir le trésor.

    - Il n’y a que les membres de la bande qui peuvent voir le trésor, toi Jean-Marc tu as refusé l’épreuve. D’ailleurs, tu n’as rien à faire ici, tu es un étranger.

    - Eh, et pourquoi je suis un étranger?

    - Pourquoi? Tu oses le demander?

    - Oui, vas-y si tu es cap! 

    Luc tendit un doigt accusateur.

    - Ta mère vient de Marseille, et elle a un accent! Tous les étrangers ont un accent!

    Jeanjean, son frère et le petit Yvan approuvèrent en silence. Jean-Marc renifla. Que répondre à une vérité si évidente?

    - Puisque c’est comme ça, vous êtes tous des cons!

    Les mains enfoncées dans les poches, Jean-Marc avait déjà opéré un mouvement de repli vers les escaliers de la cave. Il proféra l’insulte en même temps qu’il s’élançait. Il cria, hors de portée,

    - Tous des cons! Et je m’y connais!

    Il remarqua qu’il n’était pas suivi, revint sur ses pas, se pencha sur la rampe et lâcha un jet de salive qui s’écrasa sur la tignasse de Jeanjean.

    - Tous des cons! Et votre trésor je vais vous le piquer!

    Il n’attendit pas la réaction et jugea plus prudent de battre en retraite. En bas, dans la cave, la bande s’agitait. Luc devait reprendre le contrôle de la situation. Quelle malchance, une si belle cérémonie gâchée par un trou du cul d’étranger...

    - On va déménager le trésor, si une bande n’a plus de trésor, elle est foutue! Jeanjean, je t’ordonne de le sortir de sa cachette!

    - Dac chef.

    Une montagne de débris, de saletés grasses et humides se trouvait sous les escaliers. C’est là que Luc avait enfoui le trésor mais il ne souvenait plus de l’endroit précis, d’autre part, le tas d’ordures s’était encore épaissi depuis la dernière fois. De toute façon, Jeanjean adorait fouiller dans les ordures. Par contre, il n’aimait pas le contact des grosses limaces grises, des cloportes, et surtout, des mille-pattes luisants. Luc avait lu dans Cœurs Vaillants qu’ils pouvaient être venimeux.

    Trois caves se juxtaposaient sous la dalle de la cour. Leurs locataires les nettoyaient parfois en se contentant de pousser les saletés sous les escaliers. La grande poubelle mise à disposition devenait beaucoup trop lourde une fois remplie pour la porter jusque sur le trottoir. Chacun estimait alors que la corvée appartenait à quelqu’un d’autre. On y avait dernièrement trouvé deux peaux de lapins. Jeanjean les avaient enfilées et avait assuré qu’il en ferait de magnifiques bottes pour l’hiver. La gifle qu’il reçut à peine arrivé chez lui le découragea d’autant plus lorsqu’il vit les deux peaux grouillantes d’asticots s’envoler par le balcon de la cour. Elles atterrirent sur la terrasse de la marseillaise qui les trouva en allant décrocher son linge à une heure où elle avait déjà amplement honoré sa bouteille de rosé pelure d’oignons. Sa voix de stentor gratifia le voisinage de grossièretés que seule une étrangère pouvait inventer.

    - Je l’ai! Je l’ai les potes! Ah les vaches!

    Jeanjean entama une danse frénétique en secouant tour à tour ses pieds sans faire lâcher prise aux cloportes à l’assaut de ses genoux. Pinpin voulut lui apporter un secours fraternel et lui envoya un grand coup de planche sur les tibias. Son frère roula sur le sol en hurlant. Le petit Yvan courut dans la buanderie pour en revenir avec une pelletée de cendres raclées dans le foyer du poêle mis à la disposition des locataires pour faire bouillir les lessiveuses de linge.

    - Courage! Je vais les étouffer ces bestioles!.  (à suivre)

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  • La rue, le royaume des gamins... Sages et obéissants dans le foyer familial mais, délurés, entreprenants, ils prennent des risques et s'éclatent loin des yeux parentaux... Une époque révolue où la rue ne présentait pas tous ces dangers de notre époque...

     

     

     

     

     

     

     

     

    Elle fumait des Baltos

     

     

    De Babylone à la rue Saint-Livier

     

     

     


    Elle fumait des Baltosl (Edit. Les 3 Colonnes)Loin, si loin, je suis si loin de chez moi...

    Des excavatrices bourdonnent depuis les trous sombres et profonds. Les tapis roulants de cette zone des fouilles convergent, dressés tels des mantes religieuses en congrès, vers une pyramide de terre ocre et de débris.

    Aucun surveillant, personne ne se trouve là pour vérifier la présence des trésors du passé... Enfin, si. Trois gamins, mentons coincés entre les genoux, observent d’un œil connaisseur la pluie sporadique. Accroupis sur le sommet d’un monticule encadré par deux palmiers faméliques, ils jaugent la consistance des terres. Ils se précipitent au signal d’un grognement pour ramasser des morceaux de poterie, des rouleaux, des plaquettes gravées de caractères cunéiformes.

    Ils me voient, me sourient. Je sais qu’ils me proposeront le fruit de leurs rapines pour quelques dizaines de dollars. Accepter serait une folie, mais je le ferai, par bravade, pour sentir cette panique enivrante me contracter l’estomac, me percer le dos entre les omoplates. Tant que je n’aurai pas rejoint mon taxi.

    Les soldats en armes qui surveillent le site de Babylone scrutent tous les touristes canalisés par le seul accès aménagé entre les épais rangs de barbelés. Il fallait que je me compose une contenance décontractée, conscient que je devais déjà être livide. Le savoir, le sentir, accroissait encore ce qui lentement mais sûrement se transformait en terreur.

    J’attendis le passage d’un groupe d’anglais pour m’y joindre.

    Le rouleau d’imprimerie et la poupée en argile cuite glissés dans mes chaussettes me semblèrent peser des tonnes. Mes pieds se firent lourds, mes pas éléphantesques. Les yeux noirs des soldats luisaient du même reflet métallique que les pistolets mitrailleurs braqués avec une feinte nonchalance sur les européens. J’avançais dans un état second, l’air n’arrivait plus dans mes poumons. Une vision d’horreur me gifla. J’avais vu quelques jours auparavant les cadavres de deux Irakiens se balancer au bout d’une corde, pendus à un portique enjambant une avenue du centre ville. Ils avaient été surpris à pêcher sans autorisation dans les eaux du Tigre.

    Arrêté au feu rouge, j’avais été fasciné par leurs visages violets et leurs sarouals gonflés par le vent du désert. Pour du poisson! Alors, s’ils me prenaient! J’eus envie de sangloter, de me jeter aux pieds des soldats, de leur avouer mon inconscience, d’implorer leur pardon. J’étais prêt à m’humilier, à baiser leurs chaussures poussiéreuses, à me prosterner, mais mon Dieu, qu’ils ne me pendent pas! Surtout pas à ce carrefour bruyant où tout Bagdad pourrait me voir. Metz, ma ville bien aimée, ton fils va périr!

    - Back to the hotel?

    La mâchoire pendante, éberlué, je regarde le visage rond et luisant, l’épaisse moustache et les dents jaunies de mon chauffeur. J’avais dû passer le poste de garde en état de transes, absorbé par mes visions infernales...

     

    Le chuintement continu du climatiseur de ma chambre peinait à couvrir la cacophonie de la circulation qui montait de la Saadoon Street. La nuit tombe vite à Bagdad. Allongé sur le lit, les yeux dans le vague, je sirote le whisky acheté à l’aéroport, et exhale la fumée de ma cigarette par petits jets. Des ébauches de comptes rendus de visites, de devis et de courriers me tendent les bras, mais je ne suis pas d’humeur à travailler ce soir.

    Cette vie de voyageur commence à me peser, m’agacer, j’ai assez vu de pays, goûté à assez de cuisines, et suffisamment pesté contre tout ce qui bouge, en particulier tous les fonctionnaires des Ministères. De la fumée enroulée autour du pied du lampadaire fuse par le sommet de l’abat-jour et se rabat sur le tissu plissé avant de remonter encore une fois.

    Mes pensées me ramènent à Babylone. Je revois ces trois gamins quasiment dépenaillés, leurs doigts de pieds recouverts d’une gangue de crasse. Malgré leur aplomb, malgré les airs affichés de petits durs, j’avais saisi comme une résignation dans leurs grands yeux craintifs. Quel pouvait être leur passage secret, leur cheminement plein de dangers pour éviter barbelés et gardes? Ils devaient être aussi fiers que de jeunes coqs en brandissant leur butin, ces billets verts tant convoités, et émaillé leurs récits de hauts faits, plus extraordinaires les uns que les autres.

    Mes paupières se font lourdes, je me sens bien, le bruit des klaxons arrive étouffé et se mélange à mes pensées. Des images floues se présentent et sollicitent ma mémoire.

    Je m’envole, les yeux clos, vers Metz, vers le quartier du Sablon, quelques années après la Libération.

    Je revois une bande de gamins qui eux aussi se prenaient pour des durs. J’entends leurs rires, leurs propos si désespérants de naïveté. Que de choses oubliées, enfouies par les strates des années qui resurgissent avec tant de force, tant de netteté!

    Je me retrouve sur la place de l’école, émerveillé, tout semble si réel, jusqu’à l’odeur de suie dans l’air. Toute la bande est là. Je cours, je crie mais ils ne m’entendent pas. D’ailleurs, ils ne me reconnaîtraient pas.

    Le petit Yvan ajuste son tir, sa bille hésite puis tombe dans le trou. Jeanjean et Pinpin ont l’air dépité des perdants. L’un des joueurs se relève, se tourne vers moi et je reçois son visage comme un coup de poing dans le plexus. Une émotion brutale me cloue au sol. Ce qu’il est pâle et chétif... Et ce front plissé par la colère...

    J’ai envie de caresser cette mèche rebelle, de le serrer contre moi, de le protéger et de lui murmurer,

    - Ne désespère pas mon petit Luc, je suis là... ( à suivre ) 

     Texte entier à lire sur Editions Les 3 Colonnes

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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  • Voici une petite histoire qui trouve son origine dans les brumes laiteuses de l'Etang du Devin... Elle est répétée de foyer en foyer, transmise de mère en fille...

     

     

     

     

     

     

    La truite du Devin

     

     

     

     

    La nuit tombait rapidement, comme si une main invisible avait tiré un rideau. Une brume de sol rampait depuis la vallée d’une façon un peu sournoise. Elle prenait les pentes couvertes de sapins dans une étreinte ouatée silencieuse et progressait lentement en roulant d’arbre en arbre. L’étang du Devin dormait déjà sous une fine couche de brume accrochée aux linaigrettes.

    Une silhouette à peine esquissée dans le blanc laiteux gravissait la pente à pas comptés. Parfois apparaissait un chapeau noir à larges bords, suivi d’épaules, le tout disparaissant au pas suivant, happé par une brume à l’humeur capricieuse. Ce pan de la montagne, plus protégé, dégagea la silhouette de sa gangue. C’était un homme grand, couvert d’une cape noire qui recouvrait un sac à dos. Chaque pas était ponctué par le bout ferré de son bâton de marche. Un sourire se dessina sur des lèvres bordées d’une épaisse barbe rousse, lorsque ses yeux discernèrent une faible lueur orange, tout au bout du chemin. Il soupira de contentement comme si l’apparition était le but de sa marche. La cheminée de la petite maison rabattait de bonnes odeurs de bois ainsi que des effluves de soupe mijotée.

    Il frappa deux fois contre l’épaisse porte en chêne. Il attendit un instant et s’apprêtait à frapper de nouveau lorsque la porte s’ouvrit. Une femme dont le contour était ciselé par les flammes orangées de la cheminée, s’avança d’un pas.

    - Bonsoir Anselme, c’est toi qui ramène ce brouillard ? Entre donc.

    - Je te souhaite le bonsoir Marie, tant pis pour le brouillard qui ne peut que reculer devant cette belle flambée…

    L’homme s’ébroua, comme un cheval sous la pluie. Il accrocha sa cape à une patère contre la porte et pendit son chapeau, après l’avoir secoué. Il regarda Marie droit dans les yeux et dit, en souriant :

    - Tu sais pourquoi je suis là, il va falloir se décider…

    Veuve depuis que son mari était tombé à Verdun, Marie dirigeait seule cette petite ferme, propriété de la municipalité. Certains conseillers voyaient d’un mauvais œil une femme, seule, souvent coupée du village par d’épaisses chutes de neige, faire le travail d’un homme. D’autres ne pouvaient que louer la présence de Marie dans ces herbages pentus, cernés par la forêt. Comme Marie ne semblait pas réagir, Anselme répéta doucement :

    - Tu m’as entendu Marie…

    - Bien sûr que je t’ai entendu, je réfléchissais. En fait, je ne cesse de réfléchir depuis ta dernière visite…

    - Alors, qu’as-tu décidé ?

    - Il faut que je te dise, Anselme…

    Il la coupa d’un geste de la main.

    - Oui, je sais, Marie, je sais que Théodore te fait les yeux doux et qu’il te dépanne souvent quand il te manque du foin…

    A cet instant, trois coups discrets contre la porte interrompirent Anselme, surpris.

    - Tu attendais du monde, Marie,

    - Non, pas spécialement… Oui, entrez !

    La porte s’ouvrit, faisant vaciller, avec son appel d’air, les flammes de la cheminée. Un homme, grand, tête nue, porteur d’une cape qui lui tombait jusque sur les chevilles regarda le couple assis, en dévoilant un grand sourire. Anselme avait la bouche grande ouverte d’étonnement.

    - Bonsoir la compagnie, bonsoir Marie, bonsoir à toi Anselme.

    - Bonsoir à toi Théodore, te serais-tu égaré dans le brouillard ?

    - Que non, je venais apporter 3 truites pêchées  de ce matin à Marie, et toi, qu’as-tu apporté ?

    - Hé bien, justement, j’apportais une pleine besace de cèpes...

    Marie souriait, pas du tout surprise par la présence de ces deux hommes, qui, elle le savait depuis longtemps, la courtisaient alors que les convenances de son deuil s’estompaient.

    C’est à cela que Marie songeait alors qu’Anselme lui demandait une réponse. Elle appréciait les deux hommes, autant l’un que l’autre et n’aurait voulu pour rien au monde leur faire de la peine. Comment faire pour ne pas donner le sentiment qu’elle avantageait l’un ou l’autre ? Comment ne pas s’en faire des ennemis ? Comment leur laisser un espoir sans froisser l’éconduit ? Surtout qu’elle savait qu’avec Anselme et Théodore, elle avait deux alliés au conseil municipal. Que faire ?

    Elle posa deux verres sur la table.

    - Tenez, les hommes, goûtez à ma prunelle de l’an passé, mon petit alambic a été généreux, pour moi, je vous accompagne avec un jus de pomme…

    Les deux hommes trinquèrent sans animosité, chacun se croyant le préféré de Marie. Celle-ci leva son verre et à ce moment, une idée lui vint :

    - Dites donc, c’est bientôt la fête du vin nouveau au village, il me faudra un chevalier servant, mais qui choisir ?

    Anselme et Théodore se redressèrent en bombant le torse, les yeux dardés sur les lèvres de Marie. Qui allait-elle désigner ? Marie leva l’index, comme atteinte d’une profonde inspiration, les yeux emplis de malice.

    - J’ai une idée. Voilà. Je vais préparer deux truites avec une fricassée de champignons pour chacun de vous. Mon chevalier servant sera celui qui pourra identifier tous les ingrédients utilisés pour parer les truites…

    Anselme bomba encore plus le torse.

    - Marie, j’ai le palais fin et les papilles gourmandes, tu peux déjà compter sur moi !

    - Holà camarade,pas si vite, moi aussi j’ai le palais fin et un nez qui ne s’en laisse pas conter, je crois bien, Marie, que tu seras à mon bras !

    - Voilà deux coqs au goût bien affûté ! Pendant que je prépare ces belles truites, j’ai de l’ouvrage dans le bûcher qui pourrait bien se satisfaire de vos bras, allez, hop là, je me mets en cuisine.

    Les deux soupirants se levèrent, un sourire narquois sur les lèvres. Chacun était convaincu d’être le gagnant.

    Marie vida les truites, les lava et les sécha. Plusieurs raviers reçurent les différents ingrédients destinés à souligner la finesse de la chair de ces beaux poissons. Elle réfléchissait tout en ciselant et se demandait ce qu’elle pourrait ajouter, qu’Anselme et Théodore, deux fins gourmets, ne pourraient détecter. Elle pila sa préparation pour en faire une bouillie qu’elle rallongea d’huile de noix, et à la dernière seconde, rajouta une cuillère de… Les truites n’attendaient plus que la poêle.

    La table une fois mise, Marie ouvrit la porte et appela ses prétendants qui arrivèrent, la mine réjouie, avec toutes les apparences de la camaraderie, mais avec la farouche détermination d’adversaires.

    - Mhm, quelle odeur merveilleuse, tu es une fée, Marie !

    - Je ferais bien l’aller-retour tous les jours pour respirer ce fumet de fête, ajouta Théodore qui ne voulait pas être en manque de compliments.

    - Asseyez-vous, je vous sers. Voyez, j’ai préparé une feuille blanche et un crayon pour chacun. Vous écrirez ce que votre palais reconnaît.

    Ils masquèrent leur étonnement et s’affairèrent sur leur plat, non sans jeter des regards soupçonneux chaque fois que l’un se saisissait de son crayon.

    - Marie, tu as des doigts de fée, clama Anselme, tout en posant la main sur sa feuille.

    - Tu n’as pas que des doigts de fée, Marie, tu es une fée, ajouta Théodore.

    Marie prit son air le plus sérieux, saisit les deux pages et lut à haute voix, puis il y eut un silence en même temps qu’une certaine tension prenait forme.

    - Je vois en effet que vous êtes de fins gourmets… mais…

    - Mais quoi s’exclamèrent en même temps les deux hommes.

    - Anselme, et toi Théodore, vous avez tous les deux oubliés l’ingrédient final, dommage.

    Le dépit se lisait sur le visage, cela faisait peine à voir.

    - Tu peux nous dire ce que nous avons manqué ?

    - Certainement pas mes gaillards, mais je vais vous donner une nouvelle chance, disons, la semaine prochaine ?

    Le sourire revint. Ils discutèrent encore un peu, puis prirent congé, déçus, certes, mais animés par la volonté de faire mieux, la semaine suivante.

    Marie se prépara la troisième truite, amusée par son subterfuge. Quelqu’un frappa à la porte ;

    - Vous avez oublié quelque chose ?

    Ce n’était ni Anselme, ni Théodore, mais Madeleine, la voisine de l’autre côté de la forêt qui s’occupait d’une bergerie, avec son mari.

    - Eh bien Madeleine, que t’arrive-t-il pour courir les bois à cette heure pleine de brouillard ?

    - C’est mon Honoré qui s’est foulé la cheville, il me faudrait de l’arnica, je sais que tu en fais et je voudrais bien le soulager de sa douleur…

    - J’ai ce qu’il te faut, un instant.

    - Dis, je crois bien avoir vu de loin deux hommes qui ressemblaient à l’Anselme et au Théodore, étaient-ils chez toi ?

    Marie raconta ce qui s’était passé quelques instants auparavant, toute amusée de pouvoir conter son histoire.

    - C’était quoi cet ingrédient qu’ils n’ont pas trouvé ?

    - Je vais te le dire, mais tu le gardes pour toi, promis ?

    - Promis !

    Marie se pencha et dit à l’oreille de Madeleine :

    - J’ai ajouté une cuillerée de…

    - Oh !

     

    Vous connaissez maintenant la véritable recette de la truite de l’Etang du Devin… Mais, ne le répétez à personne…

     

     

    Gérard   Stell

     

     

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  •  

    Encore une semaine de passée.... Une semaine qui m'a apportée une grande satisfaction... En effet, vous avez été 142 à lire

    Dis, tu me décroches la lune

    Y aura-t-il plus de lectrices, plus de lecteurs cette semaine?

     

     

     

     

     

    Tu connais, toi, le marchand de sable ?

     

    -       Je crois qu’il est temps, pour toi, d’aller te coucher. On y va !

    -       Je voulais encore lire un peu, mais j’ai les yeux qui piquent.

    -       Justement. Cela veut dire que le marchand de sable est passé, alors, on va l’écouter.

    -       C’est vraiment un marchand ? Et il vend du sable ? Et il le jette dans les yeux des enfants pour qu’ils aillent se coucher ? Et combien ça coûte ?

    -       Oh la la ! Que de questions ! Il est un peu tard pour y répondre. D’ailleurs, demain, tu passeras la journée chez grand-mère, tu lui demanderas tout ce que tu veux. Elle a le temps et les réponses pour les petits garçons curieux.

    -       Bonne nuit maman.

          Il adorait l’entrée de l’appartement, le vestibule, disait la grand-mère. Il y avait là deux commodes ventrues, avec des tiroirs remplis de tous ces objets hétéroclites dont on ne sait pas se débarrasser. Rien que des trésors. Il y avait aussi cette odeur généreuse de cire d’abeille qui gorgeait tous les pores d’un bois au moins centenaire, à cela s’ajoutait la senteur douçâtre d’un vase rempli de pétales de roses. 

    -       Déjà à la chasse au trésor dans mes tiroirs ? Tu ne les as pas encore assez visités ?

    -       Non mamy, chaque fois je les range autrement, tu vois ?

    -       Oui, je vois, mais si toi tu appelles ça ranger…

    -       Dis mamy, elle sent drôlement bon ta brioche, pourquoi il faut attendre qu’elle refroidisse ? Je peux en avoir un morceau ? Juste un petit bout, tu veux ?

    -       Je te réponds non, parce que tu seras très heureux de la trouver entière demain, pour le petit déjeuner. De plus, tu t’es déjà brossé les dents, ce qui veut dire qu’il est temps d’aller se coucher.

    -       Oh mamy, s’il te plait, tu me parles du marchand de sable ? Maman m’a dit que tu connaissais l’histoire. Dis, tu veux bien ?

    -       Je crois bien qu’il est passé, non ? Je vois bien que tes yeux clignotent…

    -       Non mamy, c’est drôle, quand je suis chez toi, les yeux ne me piquent pas, alors, dis, tu me racontes ? Peut-être qu’il ne passe pas ici, peut-être qu’il ne va pas chez les mamys ?

    -       Tu es un petit futé toi, tu crois vraiment qu’il ne va pas chez les mamys ? C’est pour m’obliger à te raconter une histoire, c’est ça ?

    -       Je t’en prie mamy…

    -       Bon, d’accord, comme tu es un gentil garçon… Allez, hop ! Tu vois que je dois encore te pousser pour grimper dans le lit !

     

     

     

     

    C’était un lit à l’ancienne, qui prenait toute la place entre une commode et une armoire à glace, haut sur pieds, avec un épais matelas. Un lit dans lequel il fallait monter, pour un enfant. L’édredon, gonflé de plumes, prodiguait une douce chaleur dans la chambre sans chauffage et ne laissait dépasser qu’une touffe de cheveux, une fois le garçon endormi.

    -          Maintenant, mamy, tu peux me raconter l’histoire du marchand de sable. Je t’écoute.

    -          Tu sais ce que c’est un sablier, oui, puisque tu t’amuses à tourner celui à côté de la gazinière.

    -          Oui, je sais. C’est pour les œufs à la coque. C’est du sable très fin qui coule, et quand tout est passé, les œufs sont prêts.

    -          C’est ça. C’est un sablier qui sert à compter le temps qui passe.

    -          Tu l’as acheté au marchand de sable ? C’est ça l’histoire ?

    -          Mais non, ce n’est pas ça l’histoire. Maintenant écoute.

    -          Je t’écoute, mamy.

    -          Tu aimes les histoires qui commencent par « Il était une fois » ?

    -          Oh mamy, ce sont celles que je préfère, tu les racontes si bien !

    -          Bon. Tu sais ce que ça veut dire loin, très loin ? Tu dis toujours quand tu vas chez ton oncle que c’est très loin. Eh bien, mon histoire se passe encore plus loin. Tu as compris ?

    -          Oui mamy, raconte, je t’en prie. Il était une fois, un pays lointain où il n’y avait pas de montre, pas d’horloge.

    -          Ils faisaient comment les gens, pour savoir l’heure ?

    -          Eh bien, ils avaient trouvé un moyen astucieux. Un jeune homme était désigné chaque année pour donner l’heure aux habitants.

    -          Comment ça ? Comment il faisait puisqu’il n’avait pas de montre ?

    -          Si tu m’interromps sans cesse, je ne dis plus rien.

    -          Oh mamy, je t’en prie, je me tais !

    -          Le jeune homme allait dans la montagne, là où on pouvait le voir de partout, depuis la vallée. Il s’installait à côté d’un tas de sable très fin, en prenait une poignée et le laissait couler doucement, entre ses doigts. Chaque fois qu’il avait rempli un pot en terre cuite, il changeait de bonnet, un bonnet d’une autre couleur.

    -          Il changeait de bonnet ? Pour quoi faire ?

    -          C’est très simple. Au fur et à mesure que les heures s’écoulaient, c’est-à-dire, à chaque fois qu’un pot en terre était rempli, il se coiffait avec un bonnet d’une autre couleur

    -          Il lui fallait beaucoup de bonnets !

    -          Ne t’en fais pas, il en avait beaucoup. Toutes les jeunes filles de la vallée se battaient pour les tricoter. Il coiffait le premier dès le chant du coq, et le dernier, une fois que la dernière poule était rentrée.

    -         Comme ça les gens voyaient la couleur, et ils savaient l’heure !

    -         Exactement, tu as bien compris.

    -         Elle est finie l’histoire ?

    -   Non. Tu sais, la montagne est parfois dangereuse, et le jeune homme a eu un accident…

    -   Oh non mamy ! Je ne veux pas ! … raconte, mamy.

    -   Un après-midi, il vit la neige fondre au soleil et, l’herbe verte se dresser juste devant ses pieds. Et qu’est-ce qui s’éleva au milieu de cette herbe ? Eh bien, rien de moins qu’une fleur magnifique, une fleur qui porte bonheur : un edelweiss !

    -   Ouf, je suis content pour lui, mais ça, ce n’est pas un accident ?

    -  Non. Vois-tu, il se pencha pour cueillir la fleur qu’il offrirait à sa fiancée, mais il n’arrivait pas à l’atteindre. Il devait se pencher un peu plus. Ce qu’il fit, et il glissa, glissa sur la neige, sans pouvoir se retenir. Il tomba dans une crevasse, mais heureusement, il tenait toujours l’edelweiss entre ses doigts.

    -   Il s’est fait mal, mamy ?

    -   Non, l’edelweiss lui avait vraiment porté bonheur. Il ne s’était pas blessé, et en plus, il réussit à se hisser hors de la crevasse.

    -   Tu m’as fait peur mamy ! Elle est finie maintenant l’histoire ?

    -  Non, encore pas. Toutes les jeunes femmes de la vallée avaient peur pour leur fiancé, seul dans la montagne et ses dangers. L’une de ces jeunes femmes, la plus dégourdie, avait entendu parler d’une chose qui donnait l’heure.

    -   Ouah, c’était quoi ?

    -   Eh bien, plus loin, dans une autre vallée, le forgeron du village avait planté une barre dans le mur, à l’entrée de sa forge, pour y accrocher le pot à lait qu’il devait emporter le soir. Le forgeron qui réfléchissait à un problème, constata que le soleil projetait l’ombre de la barre sur le mur, et que l’ombre se déplaçait en fonction du moment de la journée. Il avait découvert l’horloge solaire !

    -   Je sais mamy ! Les jeunes femmes ont fait la même chose dans leur village ! Les fiancés n’avaient plus besoin d’aller dans la montagne !

    -   Oui, mais ils avaient besoin de dormir, comme toi !

    -   Mais le marchand de sable, dans cette histoire, je ne le vois pas !

    -  C’est très simple, comme il n’avait plus de sable à livrer dans la montagne, les gens de la vallée lui ont demandé de les aider à endormir les enfants, et c’est ce qu’il fait, tous les soirs !

    -   Bonne nuit mamy, tu me raconteras une autre histoire ?

     

     

    Gérard Stell

         

     

     

     

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  • Le choix de mes sujets est, on peut le dire, assez éclectique. La preuve? Après la sanglante histoire du Coeur dans l'ébène, je vous propose un conte empreint de douceur, à raconter le soir, en couchant les enfants, bien sûr, ceux qui auront été sages...

     

     

     

     

    Dis, tu me décroches la lune ?

     

    Une pie perchée sur une croix en bronze patiné lançait ses trilles qui se répandaient d’allée en allée. De son œil fixe émanait une sorte de résignation, démentie par la vigueur de son chant. A qui s’adressait-elle, en cet endroit voué au silence et à la solitude forcée ?

    Le soleil de l’après-midi créait des ombres multiples rehaussées de vermillon et de l’orange de vitraux. Une odeur de terre et de fleurs fanées résistait à peine à l’invasion prenante des haies de troènes en fleurs.

    Dans le cimetière désert à cette heure, une femme tenant par la main une fillette, s’avançait vers l’angle le plus ensoleillé. Elles s’arrêtèrent devant une dalle en granit poli, agrémentée d’un unique vase en granit brut, contenant un épais bouquet de bleuets artificiels. Un médaillon montrait la photo d’un homme âgé, au visage fin et élégant.

    -       Dis, maman, pourquoi souris-tu en regardant ton grand-père ?

    -       Je souris, parce que je me souviens. Je me souviens de tous les moments heureux que nous avons vécus. Je me souviens de toutes ces questions folles dont je l’abreuvais, et de sa patience infinie.

    -       Tu l’aimais vraiment beaucoup, dommage que je ne l’ai pas connu. Dis, vous aviez des secrets ?

    -       Oh oui, beaucoup de secrets, des petits et des grands.

    La main de la fillette serra les longs doigts de sa maman, comme pour lui dire qu’elle comprenait, qu’elle aussi avait des secrets. C’est d’une voix hésitante qu’elle demanda :

    -       C’était quoi le plus grand de tes secrets ? Tu peux me le dire ?

    -       Oui, il y en a un que je peux partager avec toi.

    Elles se dirigèrent vers la grande allée et s’assirent sur un banc, face à une fontaine moussue. L’eau cristalline qui en jaillissait contribuait à l’apaisement et à l’oubli. Des moineaux et des mésanges y prenaient un bain en gonflant leurs plumes, pour mieux les secouer. Les visiteuses du cimetière étaient seules dans cet immense calme, avec un soleil incliné qui leur chauffait agréablement le dos.

    -       C’était toujours pour moi une grande joie de venir chez grand-père, pendant les vacances. Je sais que pour lui, aussi, c’était un grand moment, un bonheur. Je dormais dans une petite chambre aux murs tendus de tissu vert. Il y avait beaucoup de cadres et de tableaux, rien que des paysages.

    -       Tu n’avais pas peur, seule, dans cette chambre ?

    -       Non. Je savais que grand-père dormait juste à côté et qu’il veillait sur moi. Il m’avait montré un gros fusil et m’avait dit : « Si jamais tu fais de vilains rêves, j’arrive avec le fusil et tu verras à quelle vitesse tes vilains rêves vont s’enfuir ! » Et puis, pendant une nuit…

    -       Quoi ? Tu as fait un cauchemar ?

    -       Non, pas du tout. C’est cette nuit qu’a commencé mon secret…

    -       Ne t’arrête pas maman, je t’en prie !

    -       Il y avait beaucoup de vent cette nuit-là, il secouait les branches du pommier, qui est contre le mur, sous ma fenêtre. Un grand clair de lune éclairait ma chambre et je voyais les branches s’agiter dans tous les sens.

    -       Tu n’avais pas fermé les volets ?

    -       Non, je suis un peu comme toi, je n’aime pas dormir dans le noir.

    -       Et alors ?

    -       Alors ? Je crois bien que j’avais fermé les yeux un instant, car lorsque je les ai rouverts, la lune, toute ronde, jaune comme une motte de beurre, me regardait. Et là, j’ai vu une branche du pommier chatouiller la lune, oui, vraiment lui chatouiller le menton. Tu sais, je suis certaine de l’avoir vue sourire, et que son sourire m’était destiné. J’ai alors, fait une bêtise…

    -       Quelle bêtise maman ? Je croyais que les mamans ne faisaient pas de bêtises !

    -       Tu as raison ma chérie, mais je n’étais encore qu’une petite fille, comme toi, pas encore une maman.

    -       C’était quoi la bêtise ? 

    -       J’ai voulu faire comme la branche du pommier, j’ai voulu toucher la lune avec mes doigts, pour qu’elle me sourie encore.

    -       Et alors ?

    -       J’ai ouvert la fenêtre, je me suis mise debout sur le rebord et j’ai tendu le bras.

    -       Et alors ?

    -       Alors ? Grand-père était arrivé sans que je l’entende, et il a eu juste le temps de me rattraper avant de tomber.

    -       Il t’a grondée ?

    -       Non, mais j’ai senti qu’il avait eu très peur.

    -       Et puis ? Il m’a dit que j’étais une petite folle, qu’il ne fallait pas recommencer, qu’il ne se pardonnerait jamais s’il m’arrivait quelque chose. Il m’a demandé de le lui promettre.

    -       Tu l’as fait ?

    -       Oui, puis je l’ai regardé dans les yeux et j’ai fait ma petite voix, comme toi, quand tu veux quelque chose, et je lui ai demandé…

    -       Demandé quoi ?

    -       Je lui ai dit : « Grand-père, dis, tu veux bien me décrocher la lune ? »

    -       Oh ! Tu lui as demandé ça ?

    -       Oui, il a d’abord regardé ses pieds, et il m’a dit : « D’accord, je vais le faire pour toi ».

    Les yeux de la fillette s’agrandirent, sa bouche s’arrondit en un cercle parfait qui aspira de l’air, en sifflant. Elle resta figée un instant, transformée en statue. Sa voix mal assurée, chevrota :

    -       Et il l’a fait ? Il t’a décroché la lune ?

    Le regard de la jeune femme erra parmi les arbustes derrière la fontaine.

    -       Oui… et non.

    -       Je ne comprends pas ce que tu veux dire, c’est oui, ou c’est non ?

    -       Ecoute, je vais essayer de te raconter le mieux possible, ensuite, tu jugeras.

    La fillette se serra contre sa mère, lui prit la main qu’elle enserra entre les siennes. Ses yeux brillaient d’excitation.

    -       C’était la fin d’un après-midi. Grand-père me dit : « Je crois que c’est un bon jour pour décrocher la lune. On le fera cette nuit, parce qu’elle sera placée juste là où il faut. Il faut attendre la nuit pour qu’il fasse bien noir ». Je peux te dire que je n’ai rien mangé ce soir-là, tant j’étais nerveuse et impatiente.

    -       Oh maman, moi aussi je suis nerveuse et impatiente ! Raconte !

    -       Nous sommes sortis par le fond du jardin et avons marché sur le chemin qui mène au petit bois.

    -       Oh ! Le petit bois la nuit !

    -       On pouvait voir la lune qui semblait sortir de terre, à côté du grand verger. Il faisait nuit, mais on voyait très bien le chemin. « Tu sais, me dit grand-père, il va falloir attendre que la lune glisse vers la droite, et quand elle sera juste au bout du chemin, entre les arbres, je pourrai la décrocher du ciel et te l’offrir »

    -       Tu n’avais pas peur dans la nuit, avec tous ces bruits et toutes ces bêtes qui tournicotent un peu partout ?

    -       Mais, ma chérie, j’étais avec grand-père 

    -       Et puis ?

    -       Les arbres cachaient la lune qui naissait tout doucement, le chemin devenait plus sombre, l’air fraichissait, et …

    -       Et quoi, maman ?

    -       Eh bien, j’entendais beaucoup de petits bruits, des grattements, des feuilles mortes froissées. Je me suis serrée contre grand-père. Je ne faisais pas la fière, tu sais.

    -       Vous avez marché longtemps ?

    -       Non. Grand-père s’est arrêté pour me montrer quelque chose de sombre. Il a dit « On va attendre ici, on va s’asseoir sur ce tronc d’arbre, car c’est ici le meilleur endroit pour décrocher la lune ». Alors on s’est assis.

    -       Comme ça, dans le noir, dans la forêt ?

    -       Oui, comme ça… Je tremblais un peu, de froid, et un peu de peur, aussi…

    -       Mais il ne t’est rien arrivé, puisque tu es là ? Non ?

    -       Il a posé sa veste qui sent si bon le tabac blond sur mes épaules, et il m’a serrée contre lui. J’étais bien, j’avais chaud, et puis…

    -       Et puis quoi ? Ne t’arrête pas maman, je t’en prie !

    -       J’ai vu des lumières vertes, beaucoup de lumières vertes qui bougeaient. C’était magique. Il y en a une qui venait vers mon pied, je n’osais plus respirer… 

    -       Des lumières vertes qui bougent ? C’était une forêt enchantée ?

    -       Si on veut. Ce sont des vers luisants m’a dit grand-père, il y en a d’autres qui volent, ce sont des lucioles. On dirait des petites fées vertes qui dansent.

    -       Que ça doit être beau !

    -       C’est vrai, un véritable enchantement… Tout à coup, on a entendu un grand bruit, tout près de nous, et des grognements horribles…

    -       Maman ! Tu me fais peur ! C’était un monstre ?

    -       Grand-père m’a soufflé dans l’oreille « Ne bouge pas, ne parle pas ».

    -       Et puis ?

    -       Et puis, une grande forme noire est passé si près que j’aurais pu la toucher avec ma main, il y en avait six ou huit, plus petites qui suivaient. Oh la peur que j’ai eue !

    -       C’était quoi ?

    -       Une laie, une maman sanglier, avec ses marcassins. Ils ont traversé le chemin et se sont fondus dans la forêt. Avec toutes ces émotions, je me suis endormie, bien au chaud dans la veste de grand-père.

    -       Et la lune, alors ?

    -       Justement… Grand-père m’a un peu secouée, il riait. Il m’a dit qu’il avait décroché la lune, et qu’il l’avait posée sur mes genoux.

    -       C’est fantastique maman ! Elle était posée sur tes genoux ?

    -       Oui, c’est ce que m’a affirmé grand-père. Il a voulu me réveiller, mais la lune lui a fait signe de me laisser dormir. Grand-père m’a dit qu’elle est restée longtemps à me regarder. Puis elle est partie, pour continuer son chemin de lune.

    -       Comme c’est dommage maman, tu aurais pu lui parler…

    -       Mais, tu sais, elle m’a laissé un souvenir, pour que je ne sois pas déçue, parce qu’on ne doit pas décevoir les petites filles. Tu sais quoi ?

    -       Non, dis-moi, quel souvenir ?

    -       Quand nous sommes rentrés à la maison, j’avais plein de poussière jaune sur les cheveux et sur les genoux. Grand-père m’a dit que c’était de la poussière d’or, laissée par la lune.

    -       Oh maman, c’est une belle histoire. Dis, tu veux bien me promettre de décrocher la lune, pour moi ? Dis, tu veux bien ?

    -       Mais oui ma chérie, je te le promets.

    -       Moi, je ne dormirai pas, comme ça je pourrai la toucher et lui parler !

    Elles se levèrent et sortirent du cimetière par la grande allée, dans l’ombre, maintenant. La maman souriait.

     Il lui faudra bien choisir la saison pour s’asseoir sous un acacia couvert de chatons. Et espérer une petite brise pour faire tomber le pollen doré.

     

    Gérard Stell

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