• C'est vrai, je le reconnais, cette nouvelle est" un peu " sanglante, cependant, je n'ai fait que transcrire les confidences de ce couteau... On n'exécute pas le simple messager, porteur de mauvaises nouvelles...

     

     

     

    LE CŒUR DANS L’ÉBÈNE  Deuxième partie

     

     

     

    LE CROTTIN ASSASSIN

     

     

    Le coeur dans l'ébène (suite)Être promené de rue en rue par un rémouleur ne pouvait me satisfaire, malgré tous les soins attentifs et

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    compétents dont j’étais l’objet. Ma lame demandait plus...
    Je ne pus bientôt plus supporter cette vie sèche et vide, même les soupirs admiratifs me devenaient odieux. Je devais parfois assister à d’infâmes propositions de la part de collectionneurs, avides de m’accrocher à un mur. Cette éventualité me laissait prostré de longues heures. J’avais beau réfléchir, je n’arrivais pas à trouver le moyen de regagner ma liberté. Chaque fois que le rémouleur me saisissait, la folle espérance de lui glisser entre les doigts s’avérait être une nouvelle chimère. Il savait me tenir, me serrer, me diriger. Je me mis alors à le haïr, à souhaiter son malheur. Je n’avais plus qu’une idée fixe et attendais mon heure.
    Cette occasion tant espérée se présenta sous la forme d’un garçonnet au visage d’apparence vicieuse, aux doigts gluants de crasse. Il ne cessait de 
    me toucher, de faire glisser sa paume sur mon ébène tout en observant le rémouleur du coin de l’œil. Il crut le moment favorable venu lorsque celui-ci lui tourna le dos pour s’occuper de ménagères criardes. Sa main me saisit lestement et voulut me cacher sous un pan de sa chemise. Cefut l’instant d’agir. Ma pointe accrocha sa ceinture, mon manche s’esquiva et j’allai tomber de tout mon poids sur son pied pour y pénétrer brutalement.
    Je retrouvai le contact troublant du sang, ma lame vibra d’aise et de plaisir. Le hurlement du voleur ameuta toute la rue, les mégères m’observèrent, craintives et choquées. Le rémouleur attrapa le chenapan par son col et cria à pleins poumons ,
    – Au voleur ! Au voleur !
    Une âme compatissante proposa de me retirer afin de soigner la plaie 
    mais la foule excitée s’indigna.
    – C’est la preuve 
    ! Il faut que la police constate la preuve du vol ! Onl’avait toujours dit que ce voyou finirait mal.
    Un policier qui sentait le graillon de frites arriva. Il m’arracha, mais le fit 
    si mal que je pus encore me tourner dans la blessure ce qui arracha de nouveaux hurlements au gamin. Une femme enceinte se cacha les yeux

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    de ses mains puis tomba dans les bras de sa voisine. Une voix anonyme grogna, tout de suite approuvée par la foule,
    – Ce n’est pas la peine de le faire souffrir comme ça, il est déjà bien assez puni. On dirait qu’il prend plaisir à lui faire mal, ce sale flic !

    Celui-ci préféra ne pas entendre. Il me soupesa et demanda au rémouleur, – Une arme de tueur ça, vous portez plainte ?
    Le rémou
    leur scruta les visages fermés qui l’observaient sans bienveillance. Il éclata de rire.

    – Non, bien sûr, il a bien assez mal, ça lui fera des pieds !
    – Comme vous voulez, mais je dois emmener l’arme au commissariatavec le gamin, pour faire mon rapport et prévenir les parents.
    Solidement tenu par une main grasse et moite, je pris le parti d’attendre la suite des événements. Un prévenu arriva en même temps que moi dans le bureau. C’était un gitan au nez en bec d’aigle, aux yeux de feu, les menottes aux poignets. Un brigadier s’exclama,
    – On l’a enfin serré ce salaud, il a encore voulu jouer du couteau! 
    Heureusement que le Lucien l’a matraqué par derrière !
    Un des agents sortit une clé de sa poche, déverouilla les menottes et poussa le prisonnier dans une cellule. La porte allait se refermer quand 
    d’une poussée brutale, et désespérée, le gitan repoussa la grille qui assomma le premier agent. L’homme se rua sur celui qui me tenait et qui était resté debout, la bouche pendante et stupide, il m’arracha de la main molle. L’autre agent tenta de dégainer son arme, mais plus rapide, legitan me lança sans hésiter. Je traversai de part en part la gorge dodue qui exhala un râle. Je fus couvert en quelques secondes par le sang chaud et sucré. Jamais ma jouissance fut aussi forte! La griserie du moment dura peu, car le gitan dont j’étais déjà fou m’arracha à mes délices et m’enfonça en ahanant dans le dos du premier agent qui tentait de fuir.Comprenant le danger que courait mon nouveau maître, je me raidis et arrachai une côte. Je sentis immédiatement le cœur gigoter au bout de ma pointe et vomir des flots de sang. Je défaillis malgré moi, vaincu par

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    un plaisir trop brutal qui me dévorait. Je me laissai aller sans force, dompté par cette main virile, je sombrai dans un état euphorique. J’étais enfin fier de moi. Tout ce qu’il faisait me ravissait, que ce soit la noblesse de son geste lorsqu’il me piquait dans une sardine ou sa façon si délicate de découper une tomate en quartiers. Longtemps encore après avoir servi, il me couvait du regard, me palpait, me caressait pendant des heures. Il me polissait avec amour sur une pierre de la meilleure qualité. Le fil de ma lame semblait irréel, il aurait pu trancher des écailles de sardine dans leur épaisseur. J’étais aimé et j’aimais. J’eus plus d’une fois l’occasion de montrer mes qualités et chaque fois mon maître me prodigua des compliments.

    Ce soir pourtant, un pressentiment étrange m’étreignit. Le cambriolage tournait mal. Des coups de sifflet retentissaient tout autour du jardin. Le veilleur de nuit gisait à l’entrée. Il avait réussi bien malgré lui à donner l’alerte lorsque sa tête proprement découpée roula jusqu’au milieu de la rue. Conscient du danger, du piège qui se refermait sur lui, mon maître essaya de s’introduire dans une remise où il espérait se tapir. Je compris à cet instant que mon sacrifice était proche. Il glissa ma lame le long de la serrure et pesa de tout son poids sur ma poignée. Mon acier ploya. Un tintement sur le béton annonça la chute de ma pointe, j’étais mutilé à jamais., couvert de traces hideuses. La porte s’ouvrit tandis que l’étau se resserrait. Des aboiements de chiens et des faisceaux de projecteurs emplirent la nuit. Mon maître perdit son sang-froid et me lança trop rapidement sur une forme sombre. Je rebondis sur une grille pour terminer ma course lamentable dans un massif de lilas.

    Plus rien ne pouvait m’intéresser maintenant. Des jours passèrent, laissant de nouvelles traces sur mes flancs meurtris. A tout prendre il valait mieux que je termine là mes jours et éviter ainsi d’exhiber mes blessures aux regards moqueurs.

    Mon vœu ne fut pas exaucé, je jurai alors que ma vengeance serait terrible. ( à suivre )

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  • Encore une semaine de passée! J'espère que vous serez de plus en plus nombreux à lire mes nouvelles, peut-être, aussi, de les recommander à des amis, non?

    Bon dimanche et bonne lecture...

     

     

     

     

     

     

     

     

    LE CŒUR DANS L’ÉBÈNE  Deuxième partie

     

     

    LE CROTTIN ASSASSIN

     

     

      Le coeur dans l'ébèneJe restais là plusieurs jours, je perdis la notion du temps, ma lame se paralysait lentement lorsqu’un pas lourd secoua ma torpeur. Une poigne solide m’arracha de mon cercueil puis brutalement me racla contre une pierre en me faisant grincer de douleur. L’homme, un bûcheron certainement, sembla reconnaître une fière origine sous la fine pellicule de rouille. Il me frotta alors avec plus de précautions, en évitant de meurtrir ma pointe. Une branche de noisetier termina ma toilette.J’aurais pu être content et reconnaissant, mais ce rustre me cracha dessus pour m’essuyer enfin contre le velours de son pantalon crotté. Profondément humilié, je me refusai alors à luire, à montrer l’éclat du creux de ma cambrure hardie. Je sais, je n’ai pas à me plaindre, mes travaux furent des plus simples, des plus humbles mais combien avilissants!

    Mes flancs devaient se prêter à la caresse révoltante de fromages aigres, à la flatterie de lard rance, tandis que ma pointe si fine, si racée, devait subir un ballet écœurant parmi les dents gâtées et l’haleine chargée d’oignons de ce mécréant...

    Je décidai alors, comme pour le banquier que j’avais détesté dès lepremier instant, de me venger, de faire payer cette violation de ma personnalité.

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    Porté au comble de l’indignation alors qu’il s’évertuait à déloger un bout de lard d’entre deux molaires, je glissai délibérément, de toutes mes forces et allai me ficher dans la gencive aux relents pestilentiels. Je m’aperçus que le contact du sang chaud m’excitait au plus haut point. Je vibrai de plaisir sous la caresse sirupeuse. La surprise et la colère du bûcheron furent si grandes qu’il m’enfonça encore davantage avant de m’arracher en râlant et en bavant. J’avais eu le temps de sentir sa gencive s’ouvrir, crisser devant ma pointe puis la racine d’une dent me dévier de ma course et faire éclater la chair au lieu de la couper. Je vins heurter rudement une branche morte avec l’ébène de ma poignée.

    Le soleil me fixa tout l’après-midi dans l’attente de me voir baisser les yeux. Ma fierté m’obligea à répondre coup pour coup jusqu’à ce qu’enfin, également las de cette joute, nous décidâmes de nous reposer. C'est durant  nuit pas encore totalement présente, et avec elle cette humidité mortelle, que je fus surpris dans un demi-sommeil, soulevé, soupesé et jeté dans un sac en cuir où une curieuse odeur de misère me donna la nausée. Enfin complètement réveillé, je m’aperçus que j’étais encompagnie de plusieurs douzaines de couteaux de cuisine, coutelas de bouchers et autres lames.

    Un tel entourage, bancal, rouillé, ébréché, crasseux, m’aurait presque fait pleurer de honte. Profitant de ce que les cahots soulevaient parfois le rabat de la sacoche, je happai furtivement l’éclat de la lune pour luire de tout mon orgueil, afin de mettre une grande distance entre moi et ces gueux. Ils se tinrent cois.

    Je paradai le lendemain, accroché à un bel anneau en cuivre ouvragé, entre deux affûteuses, sinon nobles, du moins respectables. Certes, je faisais un effort pour oublier la bassesse, la médiocrité des témoins de mon infortune. Heureusement, le regard émerveillé des enfants et connaisseur des hommes parvenait d’une certaine manière à compenser le manque de dignité de ma condition. ( à suivre )

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  • Ah ces vacances! Je salue vos retours et vous invite à lire la suite de cette nouvelle...

                     

     

                        LE CŒUR DANS L’ÉBÈNEPremière partie

                              

     

                               LA NUIT DE LA GAZELLE ( suite )

     

     

     

     

     

     

    Les soupirs, les 10 grognements de plaisir m’arrivaient par à-coups. Je pus observerLe coeur dans l'ébène une nichée de cafards en procession le long de la plinthe où leurs pattes crantées crissaient sur les boursouflures de la peinture. Le calme conquit finalement le matelas. La flammèche de la bougie se perdit dans le suif limpide. Mon maître se leva pour boire d’un trait une boîte de bière. Il émit un rot caverneux et sombra dans le sommeil. Des souvenirs me revinrent en une succession d’images et de bruits. Ma mémoire ouvrit ses pages. Comme tout grand événement, ma naissance fut le résultat d’un concours de circonstances fortuites. La commande fut exécutée dans sa totalité. Les trente lames gravées attendaient leur livraison. L’une d’elles, à peine ébauchée, reposait dans un seau. L’apprenti en avait accidentellement détrempé l’extrémité, ce qui provoqua la colère du premier compagnon. Outré à l’idée de perdre un si beau métal, il esquissa plusieurs dessins sur du carton fort. De ses mains habiles je naquis. Son œuvre devait être parfaite. Seul le meilleur acier allié a un noble matériau pouvait satisfaire ses exigences. Il n’eut aucune hésitation lorsqu’il fallut choisir entre la corne, l’ivoire et les essences de bois durs. La manière dont il se saisit du bloc d’ébène me renseigna sur la qualité de mon habit. Un destin prestigieux me tendait les bras, j’étais prêt. Je me souviens de ce jour de mai, chaud et lourd. Une femme superbe, grande, distinguée, pénétra dans la partie de l’atelier réservée aux clients. Indécise, elle allait d’une arme à l’autre, les sourcils froncés par un agacement bien visible. Sa voix posée, quelque peu rauque exprimait un charme troublant. Elle allait partir quand se tournant, ses yeux verts se posèrent sur moi. Elle avança le bras, eut un geste de recul étonné puis me saisit. Ses fins doigts parfumés frôlèrent la cambrure de mon dos, son pouce et son index apprécièrent le relevé de ma pointe. Sa main ouverte 11 glissa le long de mon corps en un geste plusieurs fois répété. Je sentis son émoi. Sa poitrine se gonfla. Les narines pincées, les yeux mi-clos, elle referma sa main, me serra de toutes ses forces. Un spasme intense nous unit pendant un trop bref instant. Une légère rougeur marqua sa peau, juste dans le creux à la naissance de sa poitrine tendue. Une perle de sueur se détacha de sa gorge et serpenta dans le sillon parfumé. Elle reprit ses esprits, régla et me jeta dans son sac. Je la suivis bercé par ses pas ondulants et les odeurs capiteuses de son intimité. À mon grand regret, elle m’offrit à son mari, un riche banquier. Il me soupesa, se permit une remarque anodine. Il me posa sur une desserte entre un narguilé et un bouddha en porcelaine. Le couloir était vaste, éclairé par un large vitrail à travers lequel la lumière pénétrait en une mélodie de verts, de jaunes et d’oranges. Les sculptures des boiseries en acajou luisaient tour à tour, selon l’inclinaison du soleil. Le soir en particulier devenait un véritable enchantement. Le couchant entrait en force et brûlait de ses feux colorés les deux armoires tout au fond, sous un décor de chasse. Parfois, mon imagination me sortait de mon alanguissement. Il m’arrivait de voir la tapisserie s’animer, entendre le cor, le roulement des sabots, le brame du cerf qui ne voulait pas céder. Les derniers rayons venaient s’éteindre dans les cristaux mordorés du lustre accroché au-dessus de l’entrée de la chambre de la maîtresse de maison. J’eus à assister plusieurs soirs de suite à la même scène. Le banquier accompagnait son épouse jusqu’à la porte de sa chambre, lui effleurait le front de ses lèvres et lui souhaitait une bonne nuit. Son manège m’amusait, me distrayait. Un soir, les lèvres glissèrent sur la joue pour tenter de se fixer sur la peau blanche du cou. De ses deux mains, sans brusquerie mais fermement, la femme repoussa son mari. La bouche plissée par le refus, les yeux fermés, sa tête disait non. Je le vis dépité aller vers sa chambre à petits pas, vaincu. Une autre fois pourtant, il osa revenir, encouragé par une bonne mesure de vieux porto. Il ressortit sans 12 allumer dans le couloir. Vêtu d’un pyjama en soie bleu nuit, il ouvrit la porte de la chambre de sa femme, sans frapper. Je pus de ma place privilégiée tout voir. Elle était debout au pied de son lit, le visage levé vers le plafond, les paupières closes. Ses mains tenaient écarté un déshabillé noir transparent ourlé de duvet. Un homme à genoux enfouissait sa tête entre les jambes aux muscles tendus. La transparence du tissu laissait voir les bras et les mains plaqués sur les cuisses et le rebondi des reins. Elle ne marqua aucune surprise, serra le déshabillé sur son ventre. Seuls son regard courroucé et le rapide mouvement de la pointe de ses seins gravant le fin tissu trahirent une forme d’émotion. L’homme à genoux se releva avec une lenteur feinte. Il boutonna sa chemise. Il était de la même taille que le banquier, plus jeune, serré dans un jean délavé, chaussé de baskets qui furent blanches. Le mari resta cloué au sol, figé dans son mouvement en avant. Des sons voulurent sortir de sa gorge mais sa bouche ne réussit qu’à émettre quelques hoquets. Les hoquets prirent de la vigueur pour se muer en un hurlement de rage. Agité de convulsions, il tourna sur place en cherchant de ses yeux fous. Il me vit dans le couloir, se rua sur moi, mon étui vola jusqu’au plafond. Sa femme n’avait pas bougé, lointaine, le regard dans le vide. Son amant allait sauter dans le jardin après avoir ouvert la fenêtre. La proie allait m’échapper, le banquier le compris aussi. Le mouvement de balancier de son bras décuplé par un cri strident me propulsa à la vitesse de l’éclair. La gifle de l’air sur ma lame me grisa. Mon tranchant toucha la joue, salua l’os mais le coup avait été porté une fraction de seconde trop tard. Le plaisir fugace se transforma vite en inquiétude. La force du jet me fit dépasser la haie de lauriers puis le chemin de service. Je perdis de l’élan. La lune me cingla au passage alors que je piquai du nez. Je rebondis contre une branche et me plantai verticalement dans une taupinière, jusqu’à la garde. La terre humide se colla contre mes flancs. Une douleur atroce m’étreignit au contact glacé. ( à suivre )

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  • Bonjour et bonne journée à toutes les lectrices, tous les lecteurs! 

    C'est la rentrée pour tout le monde, bureaux, ateliers, commerces et écoles...

    J'espère que vous en avez bien profité, que vous débordez d'énergie et que vous retrouvez le chemin d'Eklablog...

     

    Voici une nouvelle qui pourrait déconcerter, mais qui répond à la fameuse question : objets inanimés, avez-vous une âme? A vous de juger...

     

     

                      LE CŒUR DANS L’ÉBÈNEPremière partie

                             

     

                               LA NUIT DE LA GAZELLE

     

     

    Le coeur dans l'ébène 1Le soleil se décolla lentement de la ligne d’horizon et embrasa la savane.La trêve tacite inscrite dans la mémoire des temps fut rompue autour dela mare boueuse, à l’est du grand épineux.
    Fatigué, malade, le vieux gnou ne vit pas sa mort venir. La lionne luibroya les vertèbres d’un seul coup de gueule. Très loin, plus au sud, laforêt tropicale exhalait ses premiers souffles de brume, avant de se figer sous le ciel plombé.

    Le bulldozer avait déjà percé un long tunnel dans le mur végétalsans pour autant apporter plus de lumière. Des nuées d’insectes tourbillonnaient sur la lame, croyant pouvoir l’arrêter. Les chenillettess’enfonçaient dans l’humus juteux et le rejetaient en mitraille dans lesfeuillages aux alentours. Elles patinaient parfois dans une bouillie de sèveet de jus verdâtre. Après un court emballement du moteur, l’engin reprit sa lente progression en crachant un nuage de fumée bleue emprisonné aussitôt par la voûte humide.

    À présent, l’espace sous l’arbre était bien dégagé. Le tronc lisse et vierge de tout parasite de l’ébénier se dressait comme une colonne antique à la gloire d’un dieu de la forêt.
    Dans le campement écrasé par la formidable épaisseur feuillue, les halos

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    saccadés des lampes à pétrole projetaient des ombres mouvantes. Del’opacité de la nuit et de la forêt s’éleva le chant confus d’un mondeinvisible. Le grand arbre se prépara.
    Dans le nord du pays, le clair-obscur proclama une nouvelle trêve près de
    la mare. La gazelle s’abreuva, les naseaux frémissants, les oreillesrabattues. Elle aussi entamait sa dernière nuit.

    Des gémissements ténus se répondirent, suivis par une plainte sourde, puis un temps de silence immobile. La forêt ne bruissait plus, la forêt retenait son souffle. Un grondement de colère jaillit de la plaie noire. Le tronc et les branches basses frémirent. Un autre silence, plus lourd, proche du sanglot étouffé fusa. Le tronc s’écarta imperceptiblement de saverticale, sembla hésiter sur le chemin de sa mort, puis amorça sa chute.Il vacilla dans une lenteur digne, se révolta ensuite pour s’élancer, pris derage, en pulvérisant feuillages, troncs et branches.

    Un brouillard de débris végétaux fut happé du sol et brusquements’illumina en pluie d’or, frappé par le ciel. Un doigt oblique de soleilglissa le long du mastodonde sacrifié et se perdit dans la densité des cimes.

    La trame de l’épais tissu de la veste s’ouvrit sous le choc. La peau céda sans résistance. Je baignai aussitôt dans le chaud gargouillis du poumon transpercé. Je ressortis en faisant chanter mon fil sur une côte, poursuivi par une mousse de sang écarlate.

    La pression nerveuse de la main qui me serrait se relâcha, se fit plus douce et flatta le beau bois de mon manche. Un rapide mouvement surune étoffe me rendit mon éclat. La pulsation du cœur de mon maître venait s’écraser par vagues jusqu’aux extrémités de ses doigts. Des pas,des cris puis une cavalcade emplirent la nuit. Des coups de sifflet nerveux précédèrent des ordres brefs. Les batteries de luminaires dusupermarché s’allumèrent en rafales, secteur par secteur. A l’instant où le dernier quartier d’ombre allait recevoir la lumière crue des tubes

     

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    fluorescents, mon maître se détendit et d’un bond tout en puissance percuta une pile de cartons. Il roula, se rétablit, déverrouilla l’issue de secours et se noya dans l’obscurité du parking désert. Il m’avait fixé dansun étui sur son avant-bras. Son souffle bien rythmé, sa façon de se plieren longeant la murette d’enceinte m’indiquaient que tout danger étaitécarté.

    Sa démarche rapide se calma. Nous arrivions aux abords d’une cité deHLM. Malgré la pauvreté de l’éclairage, les façades grises ne pouvaientdissimuler leur délabrement. Le béton fendu de lézardes, les couches superposées de tags composaient un damier lugubre. Des cartons, des boîtes de conserve et des bouteilles remplaçaient le gazon devant lesentrées borgnes. La porte gravée d’inscriptions s’ouvrit sur une caged’escaliers noire. Une odeur de pourriture et d’urine stagnait dans l’aircroupi. Un espace destiné à faire sécher le linge laissa voir une montagned’ordures entassées, dégageant des odeurs écœurantes. De gros ratslevèrent leur museau à notre passage et continuèrent leur festin. Je pus entendre le claquement mouillé de leurs incisives dans les restants de melons.

    Arrivés à un étage, toujours dans le noir absolu, mon maître frappa deux coups longs, deux coups secs. La porte, sans nom, sans numéro, s’ouvritaussitôt. Une série de chuchotements énergiques précédèrent un enlacement. La femme était nue, sa peau cuivrée et les touffes de poils frisés bavant de dessous ses aisselles répandaient un mélange âcre de transpiration acide et de parfum bon marché. Je les suivis dans une pièce aux murs jaunes. Un matelas difforme, taché et troué recouvrait un tapis aux motifs orientaux aux couleurs étrangement vives et fraîches. La bougie posée sur une assiette débordante de cendres et de mégots repoussait des ombres de misère vers une chaise où pendait un soutien-gorge rose bordé d’une dentelle de crasse. La flamme de la bougie chancela. Sa braise charbonneuse repartit d’un nouvel éclat. J’étais posé dans mon étui, à moitié glissé sous le matelas. ( à suivre )

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  •  

    Bonjour les vacanciers! Le nombre de lecteurs a diminué, je comprends que la plage est un lieu propice à tout, sauf à la lecture... Pour celles, pour ceux qui regardent dehors, d'un air triste, en voyant le gris et pluvieux, eh bien lisez la suite de cette histoire provençale...

     

     

    La cistude m’a dit

     

     L’histoire de Paulo et Pascaline

     

     

     

     

    Comme quoi, par exemple ? La structure familiale, pour commencer. Le père tout puissant, la mère effacée et sans volonté propre, qui n’a jamais tenu tête à son mari. Et tu sais, la société n’était pas permissive, comme aujourd’hui. Le curé et ses sermons régissaient encore la vie des habitants… J’ai une petite faim, tu peux me donner un peu de cette mousse qui flotte devant cette roche ? Je me baissai, arrachai un long filament de mousse verte et la posai sur ma paume. La cistude l’avala par petites bouchées gourmandes. C’était bien bon, je te remercie. Où en étais-je donc ? Ah oui, la mentalité d’alors. Donc, la petite Pascaline, belle comme un ange, venait souvent au camp, avec son vélo. Elle transportait dans un grand panier en osier, des œufs, de l’huile d’olive et du vin, pour les chefs, bien entendu. Parce que pour les jeunes, c’était plutôt pommes de terre et pommes de terre. Un jour, il y eut de grands cris qui venaient de l’emplacement des marmites. De l’épaisse fumée noire sortait de l’une d’elles. Des chefs sont arrivés, en hurlant. Ils ont jeté des seaux d’eau sur le couvercle et dans le trou de la cheminée, jusqu’à ce que la fumée devienne blanche. Que s’était-il passé ? Le jeune qui surveillait n’a pas fermé la trappe de tirage quand il le fallait, alors, le bois s’est enflammé, au lieu de se consumer. Aïe ! Le jeune a dû se faire ramoner les poumons ! Eh oui. Il était au garde à vous et en prenait plein les oreilles. Pascaline avait assisté de loin à l’incident. Elle s’est rapprochée et a vu que le jeune homme était livide et pleurait. Paulo, tu seras de corvée pendant une semaine ! Maintenant dégage ! Je crois bien qu’à cet instant, les yeux de Pascaline ont rencontré ceux de Paulo. Ils se sont fixés plusieurs secondes jusqu’à ce que le chef crie : Tu vas te bouger ! Espèce de brêle, disparais de ma vue ! Pascaline est montée sur son vélo, un pied à terre, l’autre sur la pédale, tournée vers le dos raide de Paulo. Il a senti ce regard et s’est retourné. On dirait le début d’une histoire d’amour, ou je me trompe ? Oui, une histoire forte, une passion comme seuls des cœurs purs peuvent l’éprouver. Quand même, une fille de 15 ans… C’est vrai, mais vois-tu, il y a des soifs d’absolu qui ne connaissent pas d’âge, et c’est ce qui s’est passé. Je suis curieux de connaitre la suite, vraiment curieux… Peu de temps après, Pascaline pédalait vers l’étang, dans la descente, après la maison forestière. Elle y allait souvent, pour rêver, les pieds dans l’eau et parlait aux canards. Ce jour-là, elle montait la côte, en poussant son vélo, quand elle vit Paulo, torse nu, qui rassemblait les pierres que la pluie avait fait rouler sur le chemin. Elle s’arrêta. Il entassait les pierres rouges devant une futaie d’eucalyptus uniques dans l’Estérel. Les seuls eucalyptus à fleurs roses. Paulo se sentit observé. Il se dressa, s’épongea le front et regarda Pascaline. Bonjour, je suis bien content de te voir… Moi aussi. Je sais que tu t’appelles Paulo, moi, c’est Pascaline. J’ai de l’eau qui est encore fraiche, tu veux boire ? Le soleil avait tourné. Je l’avais maintenant juste en face. Je devais pincer les yeux pour résister aux reflets cinglants de l’eau mouvante. Les paupières de la cistude se fermèrent plusieurs fois. Je la crus endormie, mais non. Elle allongea le cou. Je viens de faire un petit voyage dans le temps, pour me souvenir, pour revivre ces événements… Le chef de Paulo s’étonna de voir le jeune homme toujours volontaire pour ramasser les pierres qui dévalaient continuellement la pente. Il se félicita de constater que Paulo se transformait, en bien. Ah, ils en passèrent des après-midis, assis sur le talus, en se tenant la main et à se murmurer de tendres mots. Jusqu’au jour où il n’y eut plus de pierres à ramasser, et que Paulo fut employé à des corvées de bois, pour alimenter les marmites. Cela devient tragique, un amour contrarié, on dirait… C’est un peu ça. Paulo devenait malade d’amour. La vie ne méritait pas d’être vécue s’il ne pouvait pas revoir Pascaline. Il dépérissait. Il ne pouvait plus supporter ce vide immense. Un soir, après l’extinction des feux, il décida d’aller jusqu’à la ferme, avec l’espoir fou de revoir son aimée. Malheureusement, deux chiens de garde, par chance enchainés, alertèrent les occupants par leurs jappements hystériques. Des lumières trouèrent la nuit. Le père sortit. Il s’avança dans le noir, il ne remarqua rien de particulier. Encore ces satanés sangliers, la paix les chiens ! Camouflé derrière un arbousier, Paulo avait pu voir la silhouette de Pascaline se détacher sur une fenêtre, à l’étage. Il frotta son briquet trois fois, et attendit, certain d’avoir été vu. Toutes les lumières s’étaient éteintes, le calme était revenu, souligné par le cri triste de la hulotte. Une ombre claire se détacha de la façade noire. Pascaline s’avança jusqu’à l’arbousier. Ils se prirent dans les bras, sans prononcer un mot. C’était superflu. Ils étaient seuls au monde et ils s’aimaient. Le manège dura quatre nuits. Je me prépare au pire… On peut le dire. Comment le père fut-il averti ? Doutes ou concours de circonstances ? Toujours est-il, qu’une nuit éclairée par la pleine lune, il se mit aux aguets, au pied des escaliers. Il entendit Pascaline descendre, pieds nus, et il la suivit. Il n’eut pas à aller bien loin, car les deux amoureux étaient allongés derrière l’arbousier. Je vois tout à fait la scène, je sens poindre la tragédie… Le père leva sa fille en la tirant par les cheveux et la gifla de toutes ses forces. Il la tira ensuite comme si c’était un sac de pommes de terre. Il ne s’arrêta pas pour crier : Toi, ton compte est bon ! Je me doutais bien de quelque chose ! Je vais voir ton chef demain matin, tu vas regretter d’être né ! Crois-moi, graine de potence, suppôt de Vichy ! Comment va s’achever cette histoire ? Paulo se retrouva aux arrêts, pour avoir quitté le camp de nuit, sans autorisation. Il resta ensuite désœuvré, le temps que les papiers de sa mutation dans un autre Camp de Jeunesse soient réunis. Il descendit chaque jour jusqu’au ruisseau où il mit à l’eau des bouts de liège, piqués d’un mât, où il accrochait des billets doux. Il avait entendu dire que Pascaline se trouvait chez une tante, modiste, à Toulon. Il savait que ces morceaux de liège seraient poussés par le vent d’est, jusque là-bas. Enfin, il le croyait, il l’espérait. Que sont-ils devenus ? Personne ne sait ce qu’il advint de Paulo. Sans doute avalé, broyé par la guerre. Quant à Pascaline, il se dit qu’elle aurait émigré au Canada. Aujourd’hui, quand la mer est agitée de petites vagues nerveuses qui viennent mourir dans la rade d’Agay, les anciens qui connaissent cette histoire, disent, en secouant la tête : Tiens, c’est le vent de Toulon, le vent qui pousse les larmes de la petite Pascaline… A suivre…

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