• Tu me décroches la lune?

    Ce conte m'a été redemandé, beaucoup d'enfants ont adoré, beaucoup de parents ont eu du plaisir à le lire... En voulez-vous d'autres?

     

    Dis, tu me décroches la lune ?

     

    Une pie perchée sur une croix en bronze patiné lançait ses trilles qui se répandaientTu me décroches la lune? d’allée en allée. De son œil fixe émanait une sorte de résignation, démentie par la vigueur de son chant. A qui s’adressait-elle, en cet endroit voué au silence et à la solitude forcée ?

    Le soleil de l’après-midi créait des ombres multiples rehaussées de vermillon et de l’orange de vitraux. Une odeur de terre et de fleurs fanées résistait à peine à l’invasion prenante des haies de troènes en fleurs.

    Dans le cimetière désert à cette heure, une femme tenant par la main une fillette, s’avançait vers l’angle le plus ensoleillé. Elles s’arrêtèrent devant une dalle en granit poli, agrémentée d’un unique vase en granit brut, contenant un épais bouquet de bleuets artificiels. Un médaillon montrait la photo d’un homme âgé, au visage fin et élégant.

    -       Dis, maman, pourquoi souris-tu en regardant ton grand-père ?

    -       Je souris, parce que je me souviens. Je me souviens de tous les moments heureux que nous avons vécus. Je me souviens de toutes ces questions folles dont je l’abreuvais, et de sa patience infinie.

    -       Tu l’aimais vraiment beaucoup, dommage que je ne l’ai pas connu. Dis, vous aviez des secrets ?

    -       Oh oui, beaucoup de secrets, des petits et des grands.

    La main de la fillette serra les longs doigts de sa maman, comme pour lui dire qu’elle comprenait, qu’elle aussi avait des secrets. C’est d’une voix hésitante qu’elle demanda :

    -       C’était quoi le plus grand de tes secrets ? Tu peux me le dire ?

    -       Oui, il y en a un que je peux partager avec toi.

    Elles se dirigèrent vers la grande allée et s’assirent sur un banc, face à une fontaine moussue. L’eau cristalline qui en jaillissait contribuait à l’apaisement et à l’oubli. Des moineaux et des mésanges y prenaient un bain en gonflant leurs plumes, pour mieux les secouer. Les visiteuses du cimetière étaient seules dans cet immense calme, avec un soleil incliné qui leur chauffait agréablement le dos.

    -       C’était toujours pour moi une grande joie de venir chez grand-père, pendant les vacances. Je sais que pour lui, aussi, c’était un grand moment, un bonheur. Je dormais dans une petite chambre aux murs tendus de tissu vert. Il y avait beaucoup de cadres et de tableaux, rien que des paysages.

    -       Tu n’avais pas peur, seule, dans cette chambre ?

    -       Non. Je savais que grand-père dormait juste à côté et qu’il veillait sur moi. Il m’avait montré un gros fusil et m’avait dit : « Si jamais tu fais de vilains rêves, j’arrive avec le fusil et tu verras à quelle vitesse tes vilains rêves vont s’enfuir ! » Et puis, pendant une nuit…

    -       Quoi ? Tu as fait un cauchemar ?

    -       Non, pas du tout. C’est cette nuit qu’a commencé mon secret…

    -       Ne t’arrête pas maman, je t’en prie !

    -       Il y avait beaucoup de vent cette nuit-là, il secouait les branches du pommier, qui est contre le mur, sous ma fenêtre. Un grand clair de lune éclairait ma chambre et je voyais les branches s’agiter dans tous les sens.

    -       Tu n’avais pas fermé les volets ?

    -       Non, je suis un peu comme toi, je n’aime pas dormir dans le noir.

    -       Et alors ?

    -       Alors ? Je crois bien que j’avais fermé les yeux un instant, car lorsque je les ai rouverts, la lune, toute ronde, jaune comme une motte de beurre, me regardait. Et là, j’ai vu une branche du pommier chatouiller la lune, oui, vraiment lui chatouiller le menton. Tu sais, je suis certaine de l’avoir vue sourire, et que son sourire m’était destiné. J’ai alors, fait une bêtise…

    -       Quelle bêtise maman ? Je croyais que les mamans ne faisaient pas de bêtises !

    -       Tu as raison ma chérie, mais je n’étais encore qu’une petite fille, comme toi, pas encore une maman.

    -       C’était quoi la bêtise ? 

    -       J’ai voulu faire comme la branche du pommier, j’ai voulu toucher la lune avec mes doigts, pour qu’elle me sourie encore.

    -       Et alors ?

    -       J’ai ouvert la fenêtre, je me suis mise debout sur le rebord et j’ai tendu le bras.

    -       Et alors ?

    -       Alors ? Grand-père était arrivé sans que je l’entende, et il a eu juste le temps de me rattraper avant de tomber.

    -       Il t’a grondée ?

    -       Non, mais j’ai senti qu’il avait eu très peur.

    -       Et puis ? Il m’a dit que j’étais une petite folle, qu’il ne fallait pas recommencer, qu’il ne se pardonnerait jamais s’il m’arrivait quelque chose. Il m’a demandé de le lui promettre.

    -       Tu l’as fait ?

    -       Oui, puis je l’ai regardé dans les yeux et j’ai fait ma petite voix, comme toi, quand tu veux quelque chose, et je lui ai demandé…

    -       Demandé quoi ?

    -       Je lui ai dit : « Grand-père, dis, tu veux bien me décrocher la lune ? »

    -       Oh ! Tu lui as demandé ça ?

    -       Oui, il a d’abord regardé ses pieds, et il m’a dit : « D’accord, je vais le faire pour toi ».

    Les yeux de la fillette s’agrandirent, sa bouche s’arrondit en un cercle parfait qui aspira de l’air, en sifflant. Elle resta figée un instant, transformée en statue. Sa voix mal assurée, chevrota :

    -       Et il l’a fait ? Il t’a décroché la lune ?

    Le regard de la jeune femme erra parmi les arbustes derrière la fontaine.

    -       Oui… et non.

    -       Je ne comprends pas ce que tu veux dire, c’est oui, ou c’est non ?

    -       Ecoute, je vais essayer de te raconter le mieux possible, ensuite, tu jugeras.

    La fillette se serra contre sa mère, lui prit la main qu’elle enserra entre les siennes. Ses yeux brillaient d’excitation.

    -       C’était la fin d’un après-midi. Grand-père me dit : « Je crois que c’est un bon jour pour décrocher la lune. On le fera cette nuit, parce qu’elle sera placée juste là où il faut. Il faut attendre la nuit pour qu’il fasse bien noir ». Je peux te dire que je n’ai rien mangé ce soir-là, tant j’étais nerveuse et impatiente.

    -       Oh maman, moi aussi je suis nerveuse et impatiente ! Raconte !

    -       Nous sommes sortis par le fond du jardin et avons marché sur le chemin qui mène au petit bois.

    -       Oh ! Le petit bois la nuit !

    -       On pouvait voir la lune qui semblait sortir de terre, à côté du grand verger. Il faisait nuit, mais on voyait très bien le chemin. « Tu sais, me dit grand-père, il va falloir attendre que la lune glisse vers la droite, et quand elle sera juste au bout du chemin, entre les arbres, je pourrai la décrocher du ciel et te l’offrir »

    -       Tu n’avais pas peur dans la nuit, avec tous ces bruits et toutes ces bêtes qui tournicotent un peu partout ?

    -       Mais, ma chérie, j’étais avec grand-père 

    -       Et puis ?

    -       Les arbres cachaient la lune qui naissait tout doucement, le chemin devenait plus sombre, l’air fraichissait, et …

    -       Et quoi, maman ?

    -       Eh bien, j’entendais beaucoup de petits bruits, des grattements, des feuilles mortes froissées. Je me suis serrée contre grand-père. Je ne faisais pas la fière, tu sais.

    -       Vous avez marché longtemps ?

    -       Non. Grand-père s’est arrêté pour me montrer quelque chose de sombre. Il a dit « On va attendre ici, on va s’asseoir sur ce tronc d’arbre, car c’est ici le meilleur endroit pour décrocher la lune ». Alors on s’est assis.

    -       Comme ça, dans le noir, dans la forêt ?

    -       Oui, comme ça… Je tremblais un peu, de froid, et un peu de peur, aussi…

    -       Mais il ne t’est rien arrivé, puisque tu es là ? Non ?

    -       Il a posé sa veste qui sent si bon le tabac blond sur mes épaules, et il m’a serrée contre lui. J’étais bien, j’avais chaud, et puis…

    -       Et puis quoi ? Ne t’arrête pas maman, je t’en prie !

    -       J’ai vu des lumières vertes, beaucoup de lumières vertes qui bougeaient. C’était magique. Il y en a une qui venait vers mon pied, je n’osais plus respirer… 

    -       Des lumières vertes qui bougent ? C’était une forêt enchantée ?

    -       Si on veut. Ce sont des vers luisants m’a dit grand-père, il y en a d’autres qui volent, ce sont des lucioles. On dirait des petites fées vertes qui dansent.

    -       Que ça doit être beau !

    -       C’est vrai, un véritable enchantement… Tout à coup, on a entendu un grand bruit, tout près de nous, et des grognements horribles…

    -       Maman ! Tu me fais peur ! C’était un monstre ?

    -       Grand-père m’a soufflé dans l’oreille « Ne bouge pas, ne parle pas ».

    -       Et puis ?

    -       Et puis, une grande forme noire est passé si près que j’aurais pu la toucher avec ma main, il y en avait six ou huit, plus petites qui suivaient. Oh la peur que j’ai eue !

    -       C’était quoi ?

    -       Une laie, une maman sanglier, avec ses marcassins. Ils ont traversé le chemin et se sont fondus dans la forêt. Avec toutes ces émotions, je me suis endormie, bien au chaud dans la veste de grand-père.

    -       Et la lune, alors ?

    -       Justement… Grand-père m’a un peu secouée, il riait. Il m’a dit qu’il avait décroché la lune, et qu’il l’avait posée sur mes genoux.

    -       C’est fantastique maman ! Elle était posée sur tes genoux ?

    -       Oui, c’est ce que m’a affirmé grand-père. Il a voulu me réveiller, mais la lune lui a fait signe de me laisser dormir. Grand-père m’a dit qu’elle est restée longtemps à me regarder. Puis elle est partie, pour continuer son chemin de lune.

    -       Comme c’est dommage maman, tu aurais pu lui parler…

    -       Mais, tu sais, elle m’a laissé un souvenir, pour que je ne sois pas déçue, parce qu’on ne doit pas décevoir les petites filles. Tu sais quoi ?

    -       Non, dis-moi, quel souvenir ?

    -       Quand nous sommes rentrés à la maison, j’avais plein de poussière jaune sur les cheveux et sur les genoux. Grand-père m’a dit que c’était de la poussière d’or, laissée par la lune.

    -       Oh maman, c’est une belle histoire. Dis, tu veux bien me promettre de décrocher la lune, pour moi ? Dis, tu veux bien ?

    -       Mais oui ma chérie, je te le promets.

    -       Moi, je ne dormirai pas, comme ça je pourrai la toucher et lui parler !

    Elles se levèrent et sortirent du cimetière par la grande allée, dans l’ombre, maintenant. La maman souriait.

     Il lui faudra bien choisir la saison pour s’asseoir sous un acacia couvert de chatons. Et espérer une petite brise pour faire tomber le pollen doré.

     

    Gérard Stell

     

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