• La Saga de Luc (suite de Elle fumait des Baltos)

    Fidèle à notre rendez-vous hebdomadaire, voici la suite de "Elle fumait des Baltos", dans " La saga de Luc ", premier tome d'une série de 8... Je continue de publier, avec souvent le sentiment d'envoyer mes textes dans le vide, puisque je ne reçois aucun commentaire, sur gerard.stell@outlook.fr... à bon entendeur...

     

     

    La Saga de Luc (suite )

     

     

     

    La place de l’école - La fille d’un lord - La bagarre

    Les seins d’Irène - L’épicier italien - Le crottin de cheval

     

     

     Le soleil se hissa au-dessus des faîtières des toitures et s’empara peu à peu de la rue. Assis sur le rebord de la devanture de la mercerie, Luc claquait des dents depuis une bonne demie-heure. Des vagues de chair de poule fusaient sur ses bras et ses jambes nus. Plongé dans la lecture d’un ancien numéro de Spirou, il attendait le passage de la glacière de la brasserie Amos. Annoncé de loin par le claquement sonore des sabots sur l’asphalte, le puissant percheron absorba lentement la montée de la rue. Le cocher s’arrêta à la hauteur du garçon, les mains sous son grand tablier en cuir.

    - Alors petit, une demie-barre, comme d’habitude?

    - Oui monsieur.

    - Tu es vraiment certain que ce n’est pas trop lourd pour toi? 

    - Mais non, aujourd’hui j’ai dix ans!

    - Ah, si t’as dix ans, alors je n’ai plus rien à dire, salut!

    En fait, le pain de glace pesait lourd, très lourd, surtout que son contact brûlait les bras nus. Il pouvait, en serrant les dents et en retenant sa respiration, grimper un étage et poser la barre sur une marche, le temps que la morsure du froid s’estompe. Plus que le froid, Luc redoutait les deux manipulations à chaque étage, poser la barre, la saisir et la soulever. La douleur fut une fois si intense, qu’il lâcha la barre trop vite au deuxième étage. Mal équilibrée, celle-ci glissa sur les marches à toute allure en percutant les murs des paliers comme une grosse boule de billard qui giclerait en éclats sur chaque marche. La descente infernale s’épuisa dans le couloir où il ne resta plus qu’un glaçon de la taille du poing. Mais quelle différence ce matin! Il l’avait tout de suite remarqué à son réveil, il se sentait nettement plus fort, ses muscles saillaient plus, on ne pourrait plus le traiter de gamin.

    - Oh, dépêche-toi! Tu ne vois pas que tu mouilles mon tapis? Quel empoté! En voilà bien des manières pour un morceau de glace...

    La respiration courte et les jambes flageolantes, Luc laissa tomber la demie-barre dans la glacière.

    - Tiens, maintenant tu prends le seau et la pelle, et tu vas ramasser le crottin, et attention! N’en laisse pas, j’en ai besoin pour mes plantes. Que ça ne traîne pas!

    Le garçon lança un regard furieux et claqua la porte. Quelle humiliation! Il devait suivre le chemin emprunté par le cheval, repérer les boules de crottin et les ramasser avec sa pelle, les joues et les oreilles embrasées par la honte. Heureusement cela se passait tôt le matin, aucun de ses copains ne pouvait le voir. Cette enflure de Martiano qui sortait ses cageots de légumes le héla,

    - Salut grand chef! La récolte est bonne?

    Il fit celui qui n’avait pas entendu, obsédé par les plantes sur le balcon, comment les faire crever? Il ne se berçait d’aucune illusion en montrant son seau à moitié rempli, le jeudi matin ne faisait que commencer, il resta donc immobile, obéissant, en attente de l’énoncé de la corvée suivante.

    - Laisse le seau sur le balcon, tu vas me passer le parquet de la salle à manger à la paille de fer, et ne rêve pas!

    Il ne faut pas qu’elle trouve un prétexte, il ne faut pas qu’elle m’interdise de sortir cet après-midi...

    Le travail ne pouvait souffrir aucun reproche, il y mit toute sa volonté, il s’y livra avec autant de rage que de désespoir, en ahanant, le front couvert de transpiration. 

    Il lui arrivait parfois, au cours de ses corvées ménagères, de voir en face, le petit Yvan accoudé à sa fenêtre, encore en pyjama. La veine qu’il pouvait avoir celui-là!! Il se levait sans doute vers les dix heures, sa grand-mère lui apportait son petit-déjeûner au lit, ensuite il pouvait feignasser jusqu’à midi. Jamais de corvées, jamais de commissions, il vivait comme un véritable seigneur, couvé, bichonné. Qu’est-ce qu’il l’enviait, mais lui... c’était le petit Yvan, il ne s’appelait pas Luc.

    Il n’était pas loin de midi, le travail enfin terminé. Luc affalé sur une chaise, le souffle court, plié en deux attendait que le point sur le coté cesse de le transpercer.

    - Tu en as mis du temps! Heureusement que tu n’es pas payé à la pièce, tu ne mangerais pas souvent à ta faim! Tu vas me prendre des biftecks à la boucherie, et tu insistes bien, qu’ils soient tendres!

    Luc descendit les trois étages à califourchon sur la rampe en bois, attentif à ne pas se coincer les genoux dans les volutes du fer forgé. Bien sûr, la queue dans la boucherie allait à cette heure jusqu’à l’entrée. Par chance, la dame devant lui donnait la main à une petite fille. La bouchère allait faire des amabilités à la maman, et offrir une tranche de saucisse à la fillette.

    - Tiens ma petite... Toi aussi Luc, mais tu deviens un grand, la saucisse est réservée normalement aux petits...

    Luc savoura sa tranche tout en pensant que le monde n’était fait que d’injustices, et que parfois c’était con de grandir.

    - Tu veux quoi?

    - Trois biftecks, il faut qu’ils soient tendres s’il vous plaît.

    Luc prononça ces derniers mots en regardant ses pieds, encore humilié par un souvenir cuisant. Sa mère l’avait obligé de ramener juste avant la fermeture de la boucherie trois bifs racornis, y compris la poêle.

    - Et tu vas leur dire que c’est plein de nerfs, que c’est de la semelle!

    - Ils sont à moitié mangés, ils vont pas être contents...

    - Comment je pourrais dire qu’ils ne sont pas bons si je n’ai pas goûté? File! Ils vont voir que je ne me laisse pas faire, ces profiteurs!

    - Ouais, mais c’est quand même moi qui dois y aller.

    - Et alors? tu es là pour ça, non?

    La mort dans l’âme, Luc descendit les escaliers pas à pas, la poêle à la main, il pria le grand Manitou,

    - Pourvu que personne ne me voie...

    Il resta dans le couloir à épier la boucherie jusqu’à ce qu’elle se vide de ses derniers clients, puis traversa la rue et bondit dans le magasin.

    - C’est de la semelle, ils sont pleins de nerfs, c’est ma mère qui l’a dit!

    Le couple observa un temps de silence. Ils échangèrent un regard irrité, haussèrent les épaules. Luc entendit le boucher murmurer entre ses dents,

    - Pauvre gosse...

    Lorsqu’il revint avec ses trois nouveaux biftecks, sa mère remarqua, triomphante,

    - Tu vois pauvre cloche, prends-en de la graine, on obtient toujours ce qu’on veut, suffit de ne pas se laisser faire.

    La vaisselle lavée, essuyée, sans casse, il balaya la cuisine et l’entrée. Pour faire bonne mesure, il passa un chiffon sur les meubles avec d’autant plus de fébrilité qu’il entendait les voix de Jeanjean et Pinpin crier, en bas sur le trottoir.

    - Voilà, c’est terminé, je peux sortir?

    Elle devait penser à autre chose car l’accord tomba, sans menace, sans restriction. Elle se ravisa pourtant à la dernière seconde,

    - Oui, mais... rapporte-moi des fleurs et de la verdure, tu peux bien faire ça pour ta mère...

    Luc fila, des fois qu’une autre demande lui passerait par la tête.  ( à suivre )

      

     

     

     

     

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