• ...ce monde pourri (suite )

     

    ...ce monde pourri (suite )

     

     

     

     

    La foule arpentait les trottoirs, il devait être près de midi. Un détail curieux le laissa perplexe. La circulation automobile intense à cette heure se faisait dans les deux sens. Il se retourna lentement. Aussi loin que son regard portait, des centaines de véhicules se déversaient sur la place d’où il venait. Il n’y avait plus trace de la fontaine. Il soupira de contentement, tout ceci n’avait été qu’un mauvais rêve.

    Il s’approcha d’un agent de police et lui demanda,
    – 
    Pardon, est-ce que je me trompe d’endroit, ou alors il y avait bien

    une fontaine sur cette place ?
    Le po
    licier dévisagea pensivement l’étranger puis regarda le flot de

    circulation en grommelant, presque agressif,
    – Je ne sais pas et je ne veux pas le savoir, d’ailleurs ce n’est pas mon

    secteur. Circulez ou j’aurai à vous demander vos papiers.
    Stupéfait, l’é
    tranger esquissa le geste de sortir son portefeuille mais un doute bizarre retint son mouvement de vertueux citoyen. Il se

    rendit compte qu’il ne savait pas qui il était, il ne s’en souvenaitplus.

    Une impatience puérile le gagna et sans plus s’occuper de l’agent de police, il se précipita à une table sur une terrasse de café. Il fureta entremblant dans le portefeuille qu’il avait déjà sorti pour donner un billet à l’aveugle. Son souffle se précipita lorsque ses doigts déplièrent la carte d’identité. C’était bien sa photo, en plus jeune il est vrai,mais bien lui, il n’y avait aucun doute. Le nom et l’adresse l’intriguèrent. Il ne les reconnaissait pas. Ce fait le soulagea au lieu de l’accabler. Pendant une fraction de seconde, la signification profonde d’un rattachement à un passé explosa dans sa tête. Quelle avait été sa vie avant ? Devait-il regretter et pleurer un bonheur perdu, ou alors se féliciter de son ignorance qui lui permettait de renaître ? Cette pensée lui plut. Il la savoura de longues minutes, se

    35

    répétant sans cesse : je viens de renaître...
    Sa bonne humeur s’altéra soudain, sans raison apparente. Un doute

    à peine esquissé mais dont les racines subtiles se frayaient unchemin de plus en plus profond, crispa tous ses muscles. Et s’il était très riche, puissant et respecté ? Que devenaient ses biens ? Qui en profitait ? Etait-il marié ? À une femme superbe ? Qui s’en donnait peut-être à cœur joie avec son argent, en compagnie d’autres ?

    Les questions jaillirent de plus en plus pressantes ajoutant tourments sur tourments. Le patron du café lui adressa un clin d’oeilet ricana assez fort pour être entendu des consommateurs,

    – Ce n’est pas la peine d’attendre, elle ne viendra plus. Depuis huitjours que vous prenez racine vous allez vous transformer en pied de table ! Toutes des garces, je le dis toujours à ma femme !

    Une sueur froide inonda le dos de l’étranger qui ne voulait ni de son nom ni de son passé. Il avait peur. Il n’était jamais venu dans ce café,il en était certain, enfin, presque. Il se leva et se mit à courir accompagné de rires moqueurs. Il aurait voulu tout savoir et enmême temps tout ignorer, mais l’ignorance le rongeait comme un acide et la vérité pouvait se révéler toute autre que ce qu’il espérait. Ses pas l’entrainèrent jusqu’au carrefour où il s’arrêta, terrifié par le silence seulement crevé par le gazouillis de la fontaine, là-bas, au centre du tourbillon. Il pouvait encore voir l’activité de l’avenue comme s’il s’était trouvé derrière un épais mur en verre. La  circulation automobile qui venait dans sa direction se fondait, disparaissait dans un brouillard laiteux. Atténuée par la distance mais très audible, parvenait la voix chevrotante du mendiant,

    – La charité, la charité pour un pauvre aveugle...
    Pris de panique en entendant ce fou demander la charité au vide et

    au silence, l’étranger qui se sentait défaillir s’élança vers l’avenue sursa droite.

    Quelle ne fut pas sa surprise en découvrant un monde tout différent.

    36

    Les maisons bordant les deux côtés de l’avenue se confondaient dans une seule ligne. Les façades formaient un ensemble rigoureusement égal et symétrique. Le plus étonnant était lablancheur éclatante des murs, des trottoirs et de l’avenue où seuls des piétons se promenaient. Il s’assit sur un banc sous unmarronnier afin de mieux observer les alentours et essayer de se repérer. Cette blancheur, cette propreté eurent le don de calmer sesnerfs. Il eut l’impression d’être en vacances, de savourer une quiétude et un repos volés. L’allure des passants se modifia. les passe hâtèrent, les visages trahirent une forte anxiété. Plusieurs manifestèrent un bref intérêt lorsque leurs regards semblèrent sonder l’inconnu assis sur le banc. L’un d’eux s’arrêta et voulut lui parler juste au moment où un concert de sirènes emplit l’air de ses notes rauques. L’avenue se vida en l’espace de quelques secondes. L’étranger était seul, encore une fois. L’azur du ciel s’obscurcit, l’air si frais, siléger, se chargea de relents nauséabonds. Il se leva, pris de haut-le- coeur. Des fenêtres se fermèrent à la volée, des portes claquèrent puis un silence complet couvrit le fracas. Des gémissementss’élevèrent de partout. Il se passa alors quelque chose d’extraordinaire.Toutes les bouches d’égout se mirent à vomir des paquets de boue,épaisse et crevée de bulles comme de la lave en fusion.

    Les façades si propres se noircirent lentement. La boue forçait son chemin sous les portes fermées avec des sifflements coléreux et des crachotement exaspérés. Les trottoirs et la rue se couvrirent de la fange puante. L’étranger sursauta lorsqu’il vit de l’écume noire fuser de dessous ses semelles et rejoindre le flot du caniveau. Il battit l’airde ses bras, gifla une présence invisible. Il courut dans la directiond’où il était venu, vers le silence et la paix de la spirale.

    – L’aumône, la charité pour un pauvre aveugle...
    Il se ressaisit, laissa tomber sa tête entre les genoux et soupira. Il

    souhaita à cet instant n’être qu’un enfant et se réveiller après un long

    37

    cauchemar. Il frissonna pris d’une haine soudaine envers lui-même,envers ses faiblesses. Et s’il était resté quelques instants de plus dans cette puanteur, aurait-il trouvé une réponse à ses questions ? Il pleura et se prit en pitié.

    Malgré le chant de la fontaine qu’il trouvait maintenant rassurant, presque accueillant, il décida de continuer, poussé par la curiosité. Il marcha d’un pas ferme vers une rue sombre dont l’entrée se trouvait barrée par une banderole où se devinaient de grandes lettres effacées par les intempéries. Il croisa ses mains derrière le dos puis avança lentement, sur le qui-vive.

    Son étonnement chassa ses craintes, son front se plissa. Il se trouvait dans une rue tortueuse à souhait, sombre et sale, parfois si étroite que deux hommes de front ne pouvaient y passer. Les façades, toutes différentes affichaient des styles délirants. Elles avaient pourtant un point commun, un ciment invisible exprimé par une tristesse sévère et un délabrement repoussant. Au-dessus de chaque entrée trônait une caricature de femme tenant une balance dans la main droite. Certaines étaient taillées dans la pierre, d’autres, éraflées montraient leur plâtre et peinaient à faire briller les restants de peinture dorée qu’elles portaient comme un maquillage vulgaire.

    L’étranger arriva dans une ruelle fermée par un haut mur gris. Il crut s’être égaré bien que sans but précis et voulut rebrousser chemin lorsqu’une voix l’interpella,....  (Suite et fin la semaine prochaine)

    Partager via Gmail Delicious Technorati Yahoo! Google Bookmarks Blogmarks Pin It

  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :